La tension sociale croit en Argentine où le nombre de pauvres a augmenté de 1,5 million en l’espace d’une année et demie. Depuis le virage néolibéral pris par le pays avec l’élection à la présidence du multimillionnaire Mauricio Macri fin 2015, mouvements sociaux et syndicats manifestent plusieurs fois par semaine à Buenos Aires. Un mouvement qui a culminé le 6 avril dernier avec une grève générale et qui pourrait encore prendre de l’ampleur avant les élections législatives partielles de l’automne prochain. Le Courrier a voulu en savoir plus en rencontrant lors de leur passage à Genève Yamile Socolovsky, secrétaire des relations extérieures de la Fédération nationale des professeurs universitaires, et Rodrigo Borras, de l’Association du personnel aéronautique et responsable «migrations» de la Centrale des travailleurs d’Argentine.
Quelles mesures ont été prises par le gouvernement Macri depuis le début de son mandat en janvier 2016?
Yamile Socolovsky: Entre 2003 et 2016, les présidents Nestor Kirchner et Cristina Fernandez (son épouse et successeure, ndlr) ont mené une politique volontariste pour récupérer l’emploi et la capacité de production nationale, développer le marché interne, désendetter le pays et soutenir le système éducatif. Mauricio Macri a rompu brusquement avec tout cela. Il est clairement le représentant du capital financier et international, et de quelques intérêts industriels bien particuliers. Son premier geste a été de décider de payer les fonds vautours qui ont spéculé sur la dette du pays, puis de démarrer un nouveau cycle d’endettement qui nous engage pour les trente prochaines années, de libéraliser les transactions financières, d’ouvrir le marché aux importations, de dévaluer la monnaie et de favoriser ainsi les agro-exportateurs.
Rodrigo Borras: Les conséquences ont été terribles. Des faillites en cascade accompagnées de dizaines de centaines de milliers de licenciements, une augmentation du chômage et une détérioration très importante du pouvoir d’achat des classes populaires et moyennes. L’Argentine compte au minimum un million et demi de pauvres en plus depuis fin 2015 (constituant au total près d’un tiers de la population). On assiste à un transfert massif des ressources des travailleurs vers les détenteurs de capitaux, en particulier vers le secteur financier.
Les politiques sociales ont-elles été réduites?
R.B.: Oui, de nombreux programmes sociaux ont été suspendus. Comme «Cunita» qui fournissait une aide aux femmes enceintes et aux nouveaux-nés, en particulier de la part du système de santé. Les tarifs des services publics ont pris l’ascenseur. La sensibilisation aux droits humains dans les écoles a été supprimée.
Vous dénoncez également une politique antisyndicale…
Y.S.: On assiste tout d’abord à une attaque en règle contre les syndicats par les médias liés aux grands intérêts économiques et au gouvernement. De véritables campagnes de stigmatisation et de dénigrement sont mises sur pied, encouragées par les déclarations de certains membres de l’exécutif et des franges du pouvoir judiciaire.
Le gouvernement lui-même intervient dans les négociations paritaires pour les saboter: il a par exemple fait recours contre un accord passé entre les employés du secteur bancaire et le patronat et a démis de ses fonctions un juge qui avait reconnu leur compromis.
Par ailleurs, pour la première fois depuis très longtemps, des défenseurs de travailleurs et leurs familles reçoivent des menaces de mort. C’est le cas de Roberto Baradel, secrétaire général du syndicat des enseignants de la province de Buenos Aires (Suteba). Au lieu de le protéger, le président Macri a déclaré au parlement que Baradel n’a pas besoin de protection. Immédiatement après ce discours, le leader syndical a reçu d’autres menaces. Cette attitude du chef de l’Etat est complètement irresponsable, pour ne pas dire plus.
Pourquoi avoir recours aujourd’hui à une institution internationale comme l’OIT?
R.B: C’est important pour nous car ce gouvernement ne représente pas toute la société mais uniquement le secteur patronal. Le droit à la grève et la liberté d’association sont questionnés ouvertement par les autorités. C’est très grave.
Y.S: Le président et le ministre du travail ont remis en cause publiquement la légitimité des conventions collectives de travail. Plus largement, le discours officiel critique toutes les institutions utiles à la défense des droits des employés.
Les enseignants restent très mobilisés après plusieurs jours de grèves dans le secteur en avril et en mai. Pourquoi ces protestations?
Y.S.: Le gouvernement refuse de convoquer l’assemblée paritaire du secteur de l’enseignement en 2017, alors qu’elle est prévue par la loi! Cette assemblée fixe pourtant les salaires planchers des professeurs pour toutes les provinces du pays.
Aujourd’hui, les maîtres d’écoles doivent se battre pour conserver leurs conditions de travail, qui se sont beaucoup améliorées ces quinze dernières années. Il en est de même à l’université, où je travaille.
R.B.: Les conditions se détériorent aussi pour les élèves. Les services de cantines scolaires ont été gelés alors que la demande de repas a triplé en raison de la hausse de la pauvreté. Plusieurs programmes sociaux-éducatifs et d’action pédagogique ont été suspendus. I
Construire la convergence des luttes
Quel est le niveau de la mobilisation sociale?
Rodrigo Borras: Les manifestations de rue sont presque quotidiennes depuis début 2016. Le grand défi maintenant est de canaliser et de faire converger ces protestations. Car pour l’instant, nous sommes le plus souvent partis marcher en ordre dispersé. Le rejet des politiques économiques et sociales du gouvernement doit trouver une expression commune pour qu’il ait une certaine portée. Les très fortes mobilisations du mois de mars ont tout de même abouti à une grève générale d’une journée, le 6 avril.
Yamile Socolovsky: Nous commençons à construire cette convergence. En août 2016, la «marche fédérale», qui a parcouru pendant trois jours tout le pays à partir de différents lieux, constituait aussi une action commune.
Au mois de mai dernier, les manifestations pour les droits humains et contre l’impunité ont aussi largement rassemblé et ont été massives. Il s’agissait de contester la décision des juges fédéraux de réduire de moitié la peine des criminels d’Etat de l’époque de la dictature (1976-1983, ndlr), de telle sorte que la plupart allaient être libérés immédiatement.
Nous observons aussi une mobilisation croissante contre la violence de genre, accompagnée du slogan «Ni una menos» (pas une de moins). On y retrouve les revendications contre les politiques du gouvernement qui fragilisent en premier les femmes et favorisent la violence conjugale.
Je constate que les Argentins font preuve d’une capacité de résistance exceptionnelle. Je suis donc optimiste. Ces protestations devraient se traduire en termes politiques lors des élections législatives du 22 octobre prochain.
Vous dites que ce n’est pas un hasard si les responsables des exactions commises durant la dictature bénéficient de la clémence du gouvernement Macri…
Y.S.: Lancé sous les présidences Kirchner, le processus «Mémoire, vérité et justice» a non seulement permis l’incarcération des génocidaires mais aussi d’identifier les responsabilités du pouvoir économique dans la dictature. Le gouvernement Macri représente une partie de ces intérêts complices des régimes de Jorge Rafael Videla et consorts. Le groupe Macri a lui-même bâti une partie de sa fortune grâce à des contrats signés avec l’Etat à l’époque de la dictature militaire.
Quelle a été l’ampleur de la répression?
R.B.: De nombreuses personnes ont été arrêtées et poursuivies devant les tribunaux. On assiste à une action coordonnée des forces de l’ordre en particulier contre les jeunes qui manifestent. La police est même entrée dans des universités afin d’appréhender des étudiants alors que c’est interdit par la loi. On a assisté au retour des armes à feu pour les policiers pendant de manifestations alors qu’elles avaient été bannies par l’ancien gouvernement. L’Etat a aussi acheté à Israël de l’armement (petits véhicules blindés, tasers, etc.) dans le but d’intimider les protestataires. Cela nous fait craindre le passage à un affrontement armé avec les manifestants et les grévistes.
Propos recueillis par CKR
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